Le démarchage téléphonique est au cœur d’un important dilemme juridique tant au niveau européen qu’au niveau national. Gênants et perturbants pour les particuliers, mais essentiels pour de nombreuses entreprises, ces appels à répétition sont sujets à de vives tensions. L’article L221-16 du code de la consommation[1] défini le démarchage téléphonique comme la démarche « d’un professionnel qui contacte un consommateur par téléphone en vue de conclure un contrat portant sur la vente d’un bien ou d’une fourniture de service ».
Le consentement du prospect est le point névralgique de l’encadrement de cette pratique commerciale. Peut-on contacter une personne qui ne s’est pas expressément opposée à ces appels ou doit-on se contenter de contacter strictement des personnes qui ont préalablement consenti à recevoir de la prospection par téléphone ?
Malgré le renforcement des règles relatives à la liberté du consentement, qui peut être retiré à n’importe quel moment selon les articles 6 et 7 du Règlement général sur la protection des données[2] (ci-après le RGPD)[3][4], le législateur européen a d’abord retenu la solution de l’opposition a posteriori. Un système d’opt-out qui interdit les démarcheurs de contacter des personnes ayant refusé de recevoir de la prospection commerciale est ainsi mis en place. Ce régime se retrouve dans les dispositions de l’article 16 de la directive vie privée et communications électroniques[5] (ci-après « directive ePrivacy ») du Parlement Européen et du Conseil du 12 juillet 2002.[6]. Ce système n’a d’ailleurs pas été remis en cause par la proposition de règlement européen[7] de 2017, toujours en cours de discussion.
Cette solution a été reprise par le législateur français qui encadre le démarchage téléphonique à l’article L223-1 du code de la consommation[8]. Ainsi, il est autorisé de démarcher toutes les personnes qui ne se sont pas préalablement inscrites sur la liste d’opposition « Bloctel ». Il existe d’ailleurs des exceptions où ces personnes peuvent tout de même être démarchées, notamment « en cas de sollicitations dans le cadre de l’exécution d’un contrat en cours et ayant un rapport avec l’objet de ce contrat y compris lorsqu’il s’agit de proposer au consommateur des produits ou des services afférents ou complémentaires à l’objet du contrat en cours ou de nature à améliorer ses performances ou sa qualité ». Le démarchage téléphonique n’est donc pas interdit par principe en France.
Si ce système d’opt-out semble instaurer un équilibre entre les intérêts des entreprises et ceux des particuliers, de nombreuses jurisprudences tant nationales qu’européennes viennent démontrer l’insatisfaction des citoyens vis-à-vis de ces textes. En effet, on ne peut qu’admettre l’existence de nombreux abus perpétrés par des entreprises parasitant la vie de nombreuses personnes.
Le démarchage téléphonique est un sujet très actuel qui fait l’objet d’une jurisprudence abondante de la part des autorités de contrôle européennes. Ces dernières ont décidé de hausser le ton et ont été très actives ces derniers mois. On peut citer l’Information Commissioner’s Office (ci-après l’ICO), autorité de contrôle britannique, qui a rendu deux décisions le 12 décembre 2024. Tout d’abord, elle est venue sanctionner la société Money Bubble Ltd[9] pour avoir effectué du démarchage téléphonique sur des personnes s’y étant opposé via la société Telephone Preference Service Ltd (ci-après TPS), qui est mandatée pour gérer le registre des oppositions pour le compte de l’ICO. En l’espèce, l’ICO a reçu, directement ou via TPS, plus de deux cents plaintes concernant des appels non sollicités relatifs à des assurances vie provenant de la société. L’ICO fonde sa décision sur les articles 21 et 24 de la Privacy and Electronic Communications Regulations de 2003[10]. Elle rappelle qu’il est interdit d’effectuer du démarchage téléphonique sur des clients qui ont indiqué préalablement leur opposition et aux personnes qui sont listés sur le registre des oppositions. Il est nécessaire pour le démarcheur d’obtenir le consentement préalable des personnes inscrits sur la liste.
L’ICO est également venue sanctionner la société Breathe Services Ltd[11] pour les mêmes motifs que la décision précédente. En l’espèce, la société avait également effectué des appels de prospection commerciale (plus de 4 millions !) sur des contacts apparaissant pourtant dans le registre des oppositions.
L’autorité italienne de protection des données, la Garante per la Protezione dei Dati Personali (ci-après « la Garante »), a également dû sévir il y a peu dans une décision du 12 septembre 2024, concernant l’activité de démarchage téléphonique de la société Sky.[12] En l’espèce, après avoir vérifié dans le registre public d’opposition des appels la liste des numéros contactés par la société, la Garante s’est aperçue que 644 contacts y étaient inscrits. La société a tenté de se défendre en arguant le fait que beaucoup de ces contacts étaient déjà des clients et qu’une partie seulement étaient des prospects, donc des clients potentiels. La Garante a néanmoins décidé de sanctionner la société en violation des articles 5 §1 et 6§1 du RGPD ; elle a en l’espèce estimée que la société avait utilisé des données personnelles sans vérifier l’existence d’un quelconque consentement. Elle reproche donc à la société d’avoir effectué du démarchage sur des personnes inscrites dans le registre public des oppositions.
Les problématiques liées au démarchage téléphonique sont également bien visibles dans l’Hexagone. Il est à noter toutefois qu’une décision du Tribunal administratif de Rennes du 16 octobre 2024[13] est allée dans le sens de la société démarcheuse. Le Tribunal a déclaré incompatible l’interdiction de la prospection commerciale sans consentement préalable dans le secteur de la rénovation énergétique, fondée sur l’article L223-1 du code de la consommation avec la directive européenne de 2005. En effet, cette restriction n’étant pas prévu par la directive, et dans une logique d’harmonisation avec le droit européen, le Tribunal a donc estimé qu’il ne fallait pas interdire ce type de prospection sans consentement préalable.
Ces différentes jurisprudences sont le reflet des difficultés amenées par l’encadrement juridique du démarchage téléphonique en France et en Europe. En effet, il est nécessaire d’harmoniser le droit européen sur la question. Semblant plus qu’inefficace pour enrayer les abus subis par les personnes concernées, le système d’opposition par opt-out vit peut-être ses dernières heures. Une nouvelle proposition de loi[14] visant à interdire le démarchage téléphonique a été déposée le 30 septembre 2024 devant le Sénat. Elle visait à faire basculer le système existant vers un système d’opt-in, créant ainsi une « liste de consentement » où les particuliers pourraient s’inscrire s’ils souhaitent recevoir de la prospection commerciale. On passerait ainsi sur un régime d’interdiction par principe du démarchage téléphonique sans consentement préalable avec toutefois des exceptions prévues comme lorsque la prospection commerciale concerne la fourniture de journaux, de périodiques ou de magazines.
Si le législateur avait auparavant toujours fermé ses portes au système d’opt-in, il ne semble plus exclu qu’il rejoigne certains de ces homologues européens qui ont déjà effectué ce revirement.
Le Sénat a adopté en première lecture le 14 novembre 2024 un texte titré : « proposition de loi pour un démarchage consenti et une protection renforcée des consommateurs contre les abus ».[15] Si cette « liste de consentement » n’apparait plus dans le texte adopté, le Sénat décide d’interdire le démarchage téléphonique sur un consommateur qui n’y a pas préalablement consenti. Cette position pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les nombreuses entreprises dont le démarchage est l’activité principale voire l’unique activité.
Il faudra attendre la position de l’Assemblée nationale dans les prochains mois, le texte ayant été transmis par le Sénat le 15 novembre 2024.
Néanmoins, l’issue semble évidente puisque l’Assemblée nationale n’a pas attendu de statuer sur le texte pour prendre position. En effet, elle a annoncé le 1er janvier 2025 avoir adopté la « Résolution Européenne invitant le Gouvernement à se prononcer en faveur de la modification du régime du démarchage téléphonique au niveau européen »[16] dans laquelle il est fait mention justement d’intégrer le système d’opt-in dans les textes européens afin d’harmoniser les nouvelles règlementations en matière de démarchage téléphonique et sms.
[2] Règlement (UE) 2016/679 du Parlement Européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.
[5] Directive 2002/58/CE du Parlement Européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques
[7] Proposition de Règlement 2017/003 du Parlement Européen et du Conseil concernant le respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel dans les communications électroniques et abrogeant la directive 2002/58/CE.
[14] Proposition de loi n°782 visant à interdire le démarchage téléphonique,30 sept. 2024, rectifiée
[15] Proposition de loi n°24 pour un démarchage téléphonique consenti et une protection renforcée des consommateurs contre les abus, 14 nov. 2024 adoptée en première lecture